La chaîne du livre comprend-elle la gravité de la situation… pour elle ?

Ces derniers jours, on a pu constater que le SNE, Syndicat national de l’édition, a décidé de traiter la Ligue des auteurs professionnels comme un ennemi. En assemblée générale, son président lui reproche de ne pas être raisonnable, d’avoir des positions excessives, de rendre toute discussion impossible. Jusqu’à proposer d’influencer d’éventuelles élections professionnelles pour écarter les syndicats d’auteurs qui leur déplairaient, au mépris de la démocratie sociale1. Pourtant, pour ce qui est de rendre toute discussion impossible, le SNE a pris plus que sa part dans les dernières années.

Quand nous avions créé les États Généraux de la Bande Dessinée en 2015, c’était dans l’idée de rassembler le plus d’acteurs possible de la BD pour constater la situation et chercher des solutions. Beaucoup accueillirent favorablement la proposition, et acceptèrent d’y participer, dont en particulier le SNE, Syndicat national de l’édition2. Nous étions plein d’espoir.

 

Les partenaires des États Génaraux de la Bande Dessinée en 2015

Mais dès que nous avons publié l’étude auteurs, avec ses constats effrayants, nous avons senti que l’ambiance changeait. Au lieu de dire « il va falloir prendre ce problème à bras le corps », le reste de la chaîne du livre, dans sa très grande majorité, a détourné le regard et bouché ses oreilles. Pire, beaucoup ont nié la situation dévoilée par les réponses de 1500 auteurs et autrices de BD. Encore pire, des éditeurs ont accusé cette enquête statistique, pourtant des plus solides, d’être totalement fausse.

La grande majorité de la chaîne du livre a donc mis fin, de facto, à la discussion : comment travailler ensemble à une amélioration quand on nie l’ampleur voire l’existence d’un problème ? Pour moi qui suis un négociateur dans l’âme, moi qui suis persuadé, peut-être naïvement, que la plupart des humains veulent plutôt arranger les choses, ce fut une grande déception.

Nous, auteurs, autrices, n’avons donc pas eu d’autre choix que de constater cette situation de blocage et de passer à une revendication plus frontale pour essayer de stopper la dégradation de notre situation sociale et économique.

Ce qui s’est passé depuis cinq ans vient confirmer les pires pronostics pour les auteurs et autrices. Pourtant, ceux qui niaient le problème, et refusaient donc de changer quoi que ce soit, ceux-là viennent maintenant nous expliquer que nous sommes de dangereux syndicalistes qui menacent la gentille cohérence de la chaîne du livre…

Il n’est donc pas difficile de prévoir l’avenir si rien ne change. Dans 10 ou 20 ans, la fracture entre les créateurs et créatrices et le reste de l’industrie du livre sera totalement ouverte. Majoritairement, pragmatiquement, les auteurs et autrices feront le choix de se passer de la chaîne du livre pour accéder à leurs lecteurs. C’est à ce moment qu’on entendra tous ceux qui niaient la situation des auteurs, et en particulier le SNE, pleurer sur leur business perdu.

Si les membres du SNE veulent échapper à ce destin, c’est maintenant qu’il faut négocier. Et pas avec ceux qui ont peur d’eux ou les flattent, mais avec ceux qui leur disent la terrible vérité sur la situation. C’est maintenant, pas quand il sera trop tard pour toute la chaîne du livre.

Notes

Vivre de son Art

Le dernier numéro de Casemate a mis en avant dans son courrier des lecteurs la lettre d’un certain Guy. Pour résumer, Guy pense que les auteurs de Bande Dessinée qui n’arrivent pas à gagner leur vie avec devraient changer de métier au lieu de se plaindre. Cela a évidemment provoqué pas mal de réactions chez les auteurs et autrices. Mais Guy pose une question à laquelle il faut bien aujourd’hui se décider à répondre.

Casemate 135, juin 2020
Casemate 135, juin 2020

Depuis des années, des gens, parfois très gentils, venaient m’expliquer régulièrement, comme Guy, que les auteurs et autrices qui ne s’en sortent pas devraient chercher un autre métier, que c’est la vie, que c’est comme ça.

Je répondais à chaque fois en leur demandant pourquoi, à leur avis, je militais pour défendre ces auteurs sans succès, moi qui en avais. Et pourquoi plein d’autres auteurs très installés le faisaient aussi. Ça provoquait en général un grand blanc. Je leur expliquais qu’avant d’atteindre la reconnaissance, la plupart des auteurs devaient passer par de longues années de galère. Que pour qu’il y ait un succès, il faut hélas souvent 100 auteurs qui triment. Donc que dire à tous ceux qui ne s’en sortent pas, ou mal, de passer à autre chose, c’est juste dire à la BD d’arrêter de générer de nouveaux succès à très court terme. C’est donc dire, dans le fond, à tous les auteurs de disparaître.

De fait, l’explosion du nombre d’auteurs et d’autrices de BD depuis deux décennies change profondément ce fonctionnement. Aujourd’hui, de plus en plus d’éditeurs attendent un succès rapide voire immédiat et n’insistent plus si ce n’est pas le cas. Il faut dire qu’il y tellement d’auteurs qui attendent à leur porte qu’il peut paraître plus simple de passer au suivant pour voir si ça marchera mieux… Il faut l’admettre, avec cette méthode, de nouveaux succès apparaissent bien, même s’ils sont souvent moins gros qu’auparavant. Et tant qu’il y aura de la chair à canon, ça continuera.

 

Que répondre aujourd’hui à ceux qui pensent comme notre Guy si beaucoup d’éditeurs eux-mêmes émettent ce message dans leur comportement ?

Pour commencer, que c’est en train de tuer une bonne partie de la bande dessinée, celle qui nécessite beaucoup de temps, un travail long et continu. Si les gens ne peuvent plus dessiner que le week-end et le soir, cela les pousse à adopter un dessin plus rapide, à l’antithèse de qui s’était développé auparavant avec la professionnalisation. Ce n’est pas qu’un changement économique, c’est aussi inévitablement un changement esthétique majeur. Et il a commencé très évidemment depuis des années (il faudrait que je revienne sérieusement sur ce sujet un jour, il y une toute histoire de notre Art  par le prisme économique et social qui reste à écrire).

Il faut aussi craindre qu’il faille toujours plus de chair à canon pour alimenter cette bataille. Or si les perspectives d’en vivre deviennent évidemment bouchées, que se passera-t-il ? Qui acceptera de payer des études de BD à 20 000 € ou plus s’il est quasiment sûr de ne jamais en faire son métier ? Qui va se lancer sur un chemin aussi difficile si l’espoir d’atteindre ne serait-ce qu’une première étape s’éloigne plus vite qu’on arrive à marcher ?

Enfin, si les éditeurs n’offrent plus des conditions professionnelles, voire simplement plus des revenus permettant aux auteurs au moins de survivre, s’ils continuent à utiliser l’argent économisé ainsi pour augmenter la production, tout cela pour tester de plus en plus de livres, et d’auteurs, si les livres, trop nombreux, continuent de se vendre à cause de cela de moins en moins, pourquoi les auteurs continueraient-ils à aller voir un éditeur ?

 

En observateur de ce milieu éditorial depuis trois décennies, je me demande quand les auteurs et autrices vont vraiment craquer. L’amour de la Bande Dessinée a fait faire à des milliers d’entre eux des sacrifices délirants. Combien de temps cela va-t-il durer ? J’ai l’intime conviction qu’à un moment, les chances d’être seulement un peu visible vont devenir trop faibles, et qu’une génération complète de nouveaux auteurs potentiels va décider de ne pas y aller.

Ce jour-là, les Guy de la BD comprendront en quoi leur vision était à très court terme.

 

Sous les Bulles 2020, les auteurs contre-attaquent

En 2013, le documentaire Sous les bulles, l’autre visage du monde de la Bande dessinée faisait grand bruit en mettant les pieds dans le plat de la surproduction de livres et de la déprofessionnalisation des auteurs et autrices.

Aujourd’hui, Maiana Bidegain et Joel Callede ont décidé de proposer un second volet. Car, en sept ans, la situation a fait plus que changer, et pas dans le bon sens. Tandis que les problèmes évoqués dans Sous les bulles continuaient à détruire les conditions de travail des auteurs, plusieurs réformes sociales catastrophiques se sont enchainées pour eux… Ce furent donc sept années de luttes. Dont les auteurs et autrices ne sortent pour l’instant pas vainqueurs, soyons clairs. Et aujourd’hui, voilà que s’y ajoute une effrayante crise sanitaire et économique…

Ce projet de documentaire Sous les Bulles 2020, les auteurs contre-attaquent est donc plus qu’important. Comme il se construit avec un financement participatif, je ne peux que vous recommander d’y apporter votre contribution, même modeste :

En voici la bande annonce :

Et pour ceux qui voudraient revoir le premier documentaire, il est disponible en ligne :

Les auteurs pris en tenaille

Depuis quelques jours, je ne sais pas quoi dire qui ne soit pas totalement négatif sur ce qu’on entend de la part des éditeurs mais aussi des libraires. Avec les États Généraux de la Bande Dessinée, nous avons essayé de créer un espace de discussion afin de faire comprendre à toute la chaîne du livre que ses différents maillons ne pouvaient continuer à faire comme si le premier, les auteurs et autrices, n’était pas en train de craquer. Au contraire, les déclarations d’éditeurs, d’organisateurs de salon ou de libraires se lavant les mains de ces problèmes se multiplient1 2, dans une sorte de moment de vérité : c’est comme ça, ma brave dame, on ne peut rien y faire…

Pour faire très court, les livres ne se vendent plus assez et ce serait donc aux auteurs de se débrouiller pour survivre avec des rémunérations de plus en plus faibles, ou d’en tirer les conséquences et d’arrêter. Pourtant, c’est très précisément le rôle des éditeurs, des diffuseurs qui leur appartiennent de plus en plus et des libraires de vendre les livres. On pourrait se dire que ce serait principalement à eux de se remettre en cause…

Comme les livres se vendent de moins en moins tout seuls, de plus en plus d’éditeurs mettent des clauses de promotion dans les contrats. Sans payer ce travail, ni même s’engager, en échange, à faire un marketing de soutien. C’est donc aux auteurs et autrices de passer leurs week-ends sur les routes pour aller vendre leurs livres à coup de rencontres et de dédicaces. C’est aussi à eux d’animer les réseaux sociaux, voire d’arriver avec une communauté de lecteurs toute prête. Et, de voir même des libraires reprocher aux auteurs invités de ne pas faire assez fait la promotion en ligne des événements dans leur librairie3.

Les ventes baissent, la part de la vente directement soutenue par le travail promotionnel des auteurs eux-mêmes ne fait que croitre. Mais il est hors de question de les payer un tant soit peu pour ça4 5.

Vraiment, très chère chaîne du livre, réalises-tu la tenaille que tu es en train de resserrer autour des auteurs ? Crois-tu vraiment qu’elle puisse encore se refermer longtemps sans que les auteurs et autrices trouvent un autre débouché un peu plus rentable à leur travail ? Quitte à vendre peu en faisant le gros de la promotion eux-mêmes, ne serait-il pas plus logique pour les auteurs de s’autoéditer ? De vendre en circuit court ? Physiquement et/ou via des plateformes internet dédiées ?

Je fais partie de ceux qui croient au rôle des éditeurs (et diffuseurs) et des libraires. Pour les éditeurs, choisir, faire des paris créatifs, financer le risque, le faire dans la durée. Pour les libraires, choisir à leur tour, être force de recommandation directe auprès du public, le faire dans la durée, chacun sur son territoire avec toutes ses spécificités. C’est indispensable pour construire les œuvres fortes de demain. Mais si ce rôle est intégralement reporté sur les auteurs et autrices, qu’est-ce qui justifie encore l’existence de la chaîne du livre ?

Ne jamais oublier que ce sont les auteurs et autrices qui contrôlent la ressource. Ils sont les puits de pétrole. Pourtant, tout le reste de la chaîne du livre à l’air de considérer que, si elle doit légitimement en vivre, elle n’a pas payer à son juste prix la ressource initiale. C’est un choix qui ne peut que se retourner contre elle. Si la chaîne du livre n’offre plus aux créateurs et créatrices la possibilité de vivre de leur art, cela veut dire qu’ils n’ont plus aucune raison de ne pas reprendre le contrôle de la ressource, et de l’exploiter librement et sans intermédiaire.

C’est une question que les auteurs et autrices se posent un peu plus chaque matin. L’industrie culturelle du livre ferait bien de se la poser elle aussi avant de découvrir les réponses que les créateurs et créatrices, en particulier les plus jeunes, vont y apporter.

Notes

1Jacques Glénat, fondateur et PDG d’un des plus gros groupes d’édition de la BD, déclare au sujet de la rémunération des auteurs : « Que tout le monde n’arrive pas à en vivre, c’est un peu comme si un sculpteur ou un peintre expliquait qu’il arrêtait parce qu’il n’arrive pas à vendre ses œuvres. Oui, c’est embêtant, mais malheureusement, c’est le succès qui fait la différence. »
https://www.actualitte.com/article/bd-manga-comics/payer-les-dedicaces-je-trouve-cela-presque-contre-nature-jacques-glenat/95620

2Yves Schlirf, directeur général adjoint de Dargaud Benelux : « La bande dessinée, ce n’est pas un métier en soi. Cela devient un métier quand on vend. […] Il faudra faire autre chose, un autre métier. Ce n’est pas parce que l’on veut faire de la BD que l’on va gagner sa vie. Et ce n’est d’ailleurs la faute de personne : un auteur doit avoir de la chance, trouver un public. Mais le métier de dessinateur s’ouvre sur plusieurs autres domaines. »
https://www.actualitte.com/article/bd-manga-comics/la-bande-dessinee-devient-un-metier-quand-on-vend/95082

3On découvre dans une enquête du SLF dévoilée aux Rencontre nationale de la librairie 2019 que « pour les libraires, le premier objectif d’une animation n’est pas d’augmenter les ventes (même si cela reste évidemment intéressant). Ils souhaitent avant tout donner une image dynamique de leur librairie et profiter d’un moment de partage et de convivialité avec leurs invités. », que cela se nécessite « que l’auteur fasse aussi fonctionner son réseau. C’est un partage, on ne peut pas être seul à porter ça. » mais que pour 75% des libraires « l’idée de rémunérer l’auteur n’est pas souhaitable et impliquerait clairement une réduction du nombre d’animations qu’ils organiseraient ou un transfert vers les animations sans auteurs »
https://www.actualitte.com/PDF/animations-librairie.pdf

4Au sujet de la rémunération de la dédicace, Jacques Glénat complète : « l’auteur qui fait une conférence, cela me parait normal qu’il soit rémunéré, mais celui qui vient faire la promotion de son livre, rencontrer des gens, je ne vois pas pourquoi on le payerait, c’est déjà une opportunité. Qu’on soit payé pour signer un livre, je trouve cela presque contre nature, car l’auteur est content de partager son travail avec les gens, d’entendre des questions, des commentaires… Ce serait un rapport un peu bizarre »
https://www.actualitte.com/article/bd-manga-comics/payer-les-dedicaces-je-trouve-cela-presque-contre-nature-jacques-glenat/95620

5Enfin, pour terminer, on lira cette longue note explicative d’un organisateur de salon, assez impoliment resté anonyme, qui, s’il éclaire la question, n’a clairement pas compris que toutes ces justifications ne changeaient rien à la réalité du sort des auteurs :
https://www.actualitte.com/article/tribunes/interroger-la-remuneration-des-dedicaces-des-questions-aux-reponses/95541

La part et la peur des auteurs

J’avais dessiné l’année dernière la Marianne marchant négligemment sur les auteurs pour illustrer nos États généraux du livre. Malheureusement, elle reste d’actualité, vu que l’État, après nous avoir oublié pour la hausse de la CSG (elle ne sera définitivement compensée qu’en 2020) nous fait maintenant très peur avec la réforme universelle des retraites qui pourrait être explosive pour les auteurs.

Le tome 2 des États généraux du livre portait cette année sur le partage de la valeur. En effet, beaucoup l’ignorent, mais la plupart des auteurs ne gagnent qu’une part très faible du prix de vente d’un livre, en général 8% du prix hors taxe. En Bande Dessinée, s’il y a un scénariste et un dessinateur, c’est donc 4% pour chacun… Dans l’édition jeunesse, les co-auteurs se partagent souvent seulement 5%… Qui dit moins ?

Lorsque le Conseil permanent des écrivains (CPE) qui réunit l’ensemble des organisations d’auteurs du livre m’a demandé de remettre le couvert, j’ai un peu cherché un angle. Puis, m’est revenu en tête notre première cession des États Généraux de la Bande Dessinée en 2015 où le président du RAAP, la retraite complémentaire des auteurs, avait tenté de défendre une réforme qui ne passait pas du tout. Il avait, entre autres choses, projeté un camembert de la répartition de la valeur dans la chaîne du livre, expliquant à un parterre d’auteurs et d’éditeurs comment marchait leur secteur. Suite à ça, les petits surnoms affectueux avaient fleuris, dont celui de « roi du camembert ».

Je suis donc parti sur l’idée du camembert. Ça tombe bien, moi aussi j’adore le camembert, je milite même pour sa défense comme les habitués de ce blog le savent. Plus sérieusement, le camembert, permet d’évoquer la répartition de la valeur, en particulier la faible part de l’auteur. Mais il permet d’évoquer aussi le côté petit producteur exploité de l’auteur. Pour insister sur nos difficultés actuelles, j’ai montré la part de l’auteur renversée et en train de couler :

J’ai envoyé, mais, là, retour gêné de mes amis du CPE : Ils trouvaient l’image trop déprimante, voire qu’elle donnait une impression de puanteur. Je confirme, c’était aussi le but visé : je trouve que la situation pue, et pas qu’un peu, et pas que pour les auteurs. J’avais essayé de faire une image caustique, mais même avec humour, une partie des autres organisations du livre trouvait ça déjà trop grinçant. Soit, je repartis à la recherche d’une autre idée.

Il fallait quand même bien évoquer cette part trop faible des auteurs, d’autant plus qu’on avait décidé entre temps de mettre en avant une revendication simple pour porter ces États généraux du livre : demander 10% de droit d’auteurs minimum. Histoire que les auteurs aient quand même droit à une part minimum du gâteau. Part du gâteau… part du gâteau… Mais, oui, là on n’allait pas me dire que ça puait ! La causticité restait là, avec un petit côté tout le monde est à la fête, mais celui qui en est à l’origine ne risque pas de faire d’abus de sucre…

Le CPE trouvant cela parfait, je me fis vite une raison, le principal était que le message passe, quitte à l’atténuer un peu.

Et pourtant, même un savoureux gâteau semble être une arme de destruction massive.. Le CPE avait demandé de pouvoir annoncer le tome 2 des États généraux du Livre sur le stand du Centre national du Livre (CNL) lors du salon Livre Paris.  Pour prolonger mon image, les représentantes de la SGDL et de la Charte avaient proposé qu’on partage sur le stand CNL un vrai gâteau avec le public, un gâteau qu’on aurait commandé identique à mon dessin. L’idée, à la fois gentiment revendicative mais surtout conviviale, avait séduit le CPE… mais pas le président du CNL, Vincent Monadé, qui nous l’interdit donc formellement. C’est dans ce genre de moment qu’on sait que même l’ensemble des organisations d’auteurs du livre réunies ne pèsent rien face à la crainte qu’ont certains de la réaction des éditeurs. C’est dans ce genre de moment qu’on comprend qu’il va falloir se montrer plus dur et revendicatif, car autrement la situation ne pourra que continuer à se dégrader.

Ultime rebondissement de ce feuilleton, j’ai finalement réutilisé le camembert que j’avais fait au début. C’est la Ligue des auteurs professionnels qui en a hérité pour son premier Rendez-vous.

À la Ligue, ce genre d’image ne fait peur à personne. Peut-être parce que ceux qui l’ont fondée ont décidé d’arrêter d’avoir peur et au contraire de combattre la catastrophe en cours. En effet, nous avons pleinement conscience que si les choses n’évoluent pas rapidement pour rééquilibrer la chaîne du livre en faveur des auteurs,  alors ce sont les auteurs professionnels qui vont disparaître. Cela entrainera une crise de toute la chaîne du livre. La question de la répartition de la valeur laissera alors place à celle de l’effondrement de la valeur pour tous les acteurs la chaîne du livre, éditeurs, diffuseurs, libraires… N’ayons pas peur de le dire : renforcer la part des auteurs aujourd’hui, c’est sauver le livre de demain.

Pour terminer, je précise que je ne suis pas payé pour ce travail, contrairement à toutes les revendications que nous avons sur le paiement de tout travail. Mais mon engagement social en faveur des auteurs s’est fait bénévolement jusqu’à maintenant, je ne vois pas trop pourquoi, là, ce n’aurait pas été le cas. Vous avez aussi peut-être remarqué que, sans me cacher d’avoir fait ces dessins pour le CPE ou la Ligue, je ne les ai pas signés. Il y a une seule raison à ça : j’ai cherché à faire des images les plus simples possibles, à la limite du logo, et la présence de ma signature ne ferait qu’en compliquer inutilement la lecture. Et puis, soyons clair, je n’ai pas dessiné pour exprimer mon sentiment personnel, mais pour porter un message collectif des auteurs, autrices et artistes : c’est donc tous et toutes qui signent.

Les auteurs vont-ils tomber dans un trou noir ?

Aujourd’hui a été dévoilée la première “photo” d’un trou noir. En coordonnant huit télescopes répartis à travers le monde, le projet Event Horizon a réussi cet incroyable exploit.

Mais, malgré ma passion pour l’astrophysique, je n’ai pas eu le temps de regarder les conférences qui faisaient l’événement cet après-midi. Car aujourd’hui, comme depuis pas mal de jours, j’étais occupé à essayer d’empêcher les artistes-auteurs de tomber dans un autre trou noir, bien plus effrayant.

Ceux qui suivent ce site savent que les auteurs prennent coups sur coups depuis des années, entre crise de surproduction et hausses de cotisations sociales. Mais c’est une catastrophe d’une ampleur encore jamais atteinte qui s’annonce à l’horizon. En effet, avec la réforme des retraites que prépare actuellement le gouvernement, les artistes-auteurs pourraient bien perdre encore près de 13% de leurs revenus, voire 17% pour les auteurs du livre !

À la Ligue des auteurs professionnels, nous avons proposé aux autres organisations professionnelles concernées d’aller au-delà des discussions en cours avec les pouvoirs publics et de lancer une grande campagne pour éviter la catastrophe aux artistes-auteurs.

Nous vous demandons donc d’écrire à vos députés et sénateurs pour les mettre au courant du danger et obtenir leur soutien. La démarche est simplifiée au maximum, tout est regroupé sur un site au nom explicite : extinction-culturelle.fr. Vous y trouverez un modèle de courrier et les liens pour récupérer rapidement l’adresse de vos parlementaires. Et, bien sûr, des explications complètes sur ce qui menace les créateurs avec la réforme des retraites.

Il faut tout faire pour que les auteurs, les artistes et avec eux une bonne partie de la culture française ne finissent pas dans un trou noir dont ils ne pourraient bien ne jamais ressortir.

 

Livre Paris 2019 : table ronde auteur professionnel

Ce vendredi 15 mars, je représenterai la Ligue des auteurs professionnels à Livre Paris pour la table ronde :

Auteur professionnel : un métier, un statut, un avenir incertain

C’est aussi l’occasion de se rencontrer , alors venez nombreux !

Livre Paris 2019 : table ronde auteur professionnel

La Ligue sera présente à Livre Paris pour une table ronde proposée par le CPE et le CNL : Auteur professionnel : un métier, un statut, un avenir incertainLes organisations d’auteurs vont bientôt consacrer la seconde partie de leurs États Généraux du Livre au partage de la valeur, venant ainsi compléter la question sociale qui était au cœur de la première session. Ces deux sujets interrogent la capacité des auteurs à vivre aujourd’hui de leur création. Métier, profession, professionnalisation : c’est autour de ces problématiques que s’est créée en septembre 2018 la Ligue des auteurs professionnels.

Cette table ronde s’intéressera aux nombreuses questions qui concernent les auteurs de métier, ceux qui voudraient le devenir et ceux qui s’inquiètent de ne pouvoir le rester :

  • Qu’est-ce qu’un auteur professionnel du livre ? Y a-t-il une ou des définitions ?
  • Pourquoi, jusqu’à récemment, ne parlait-on jamais de la question professionnelle ?
  • Métier ? Métiers ! Quelles sont les réalités professionnelles selon les secteurs du livre ?
  • Y a-t-il actuellement à une déprofessionnalisation des auteurs ?
  • Comment faciliter l’accès au métier ?
  • Comment améliorer la professionnalisation des jeunes et des minorités ?
  • Faut-il construire un véritable statut de l’auteur professionnel ?
  • Y a-t-il opposition entre Art et métier ? La professionnalisation serait-elle nuisible à la culture ?
  • Les professionnels sont-ils indispensables à l’industrie culturelle ?
  • La professionnalisation, un enjeu de concurrence culturelle mondiale ?

Seront sur scène pour en parler :

  • Pascal Ory, auteur, président du Conseil permanent des écrivains (CPE)
  • Denis Bajram, auteur, vice-président de la Ligue des auteurs professionnels
  • Louis Delas, éditeur, membre du bureau du Syndicat National de l’Édition (SNE)
  • Nicolas Georges, directeur du Service du livre et de la lecture du ministère de la Culture.

La table ronde sera modérée par Jean-Claude Perrier, de Livre Hebdo.

Venez nombreux, pour affiner votre vision de ce riche sujet, mais aussi pour poser vos questions.

Enfin, plusieurs représentants de la Ligue se tiendront à votre disposition à la suite de la table ronde.
Publication originale : ligue.auteurs.pro

Informations pratiques :

Livre Paris, Porte de Versailles
Vendredi 15 mars de 17h à 18h
Stand du Centre National du Livre / F102

Entrée du salon payante pour le public :

https://www.livreparis.com/infos-pratiques/preparer-sa-venue/

Le constat sur le statut des auteurs

Aujourd’hui, la Ligue des Auteurs Professionnels publie son constat sur le statut des auteurs. Cela fait des semaines que nous discutons, échangeons, expertisons et essayons de rendre toute cette analyse la plus claire et accessible possible.

Ce constat n’est que le début de notre travail. La Ligue travaille d’ores et déjà sur les pistes de réformes.

Je ne peux que recommander aux auteurs, mais aussi aux lecteurs que leur sort intéresse, de lire ce constat.

Calculez vos droits d’auteur

Je viens de mettre en ligne un outil qui devrait rendre de très grands services à la plupart des auteurs : un simulateur de droits d’auteur.

Cet outil est basé sur une feuille de calcul Excel que j’ai créée il y a plus de 15 ans. Valérie et moi avons passé à cette moulinette tous les contrats que nous avons signés depuis et cela nous a permis plus d’une fois de ne pas nous tromper. J’ai toujours eu envie de partager ce fichier Excel, mais je ne l’ai pas fait parce qu’il était assez compliqué à utiliser, qu’il pouvait donc facilement induire des collègues en erreur.

En travaillant sur une version web, j’ai souhaité faire tout le contraire : le rendre à la fois le plus simple possible et le plus ouvert possible. J’ai intégré une aide au remplissage. J’ai aussi fait en sorte que les éventuelles incohérences de saisie soient bien signalées à l’utilisateur. Côté fonctions, on peut ajouter autant d’auteurs que nécessaire, autant de paliers de droits, mettre des prix par page ou en global, gérer le fixe, l’avance etc… Enfin, une option particulièrement utile est le calcul de la proportionnelle. Pour plus d’explications sur tout cela, je vous renvoie à l’aide intégrée.

Enfin, je précise que ce simulateur est en bêta test. Ça veut dire déjà qu’il ne faut pas se fier à 100% à ses calculs, je pourrais avoir fait une erreur de programmation. Ça veut aussi dire qu’il ne faut pas hésiter à me signaler des bugs qui auraient échappé aux tests faits avec les copains de l’atelier virtuel et du SNAC.

PS : Quelques infos pour les geeks : j’ai pour l’occasion développé une librairie de type tableur, que j’ai appelée WSS, Web Spread Sheet. Tout le contenu est généré en Javascript à la volée (sans jQuery). Enfin, j’ai packagé le tout dans un plugin WordPress, histoire de pouvoir le distribuer à l’avenir à des organisations d’auteurs.

 

Le jour où la France s’arrêta

Connaissez-vous la prospective ? Elle consiste non pas à prévoir précisément l’avenir, mais à réfléchir à des futurs possibles pour notre société. Elle est censée aider à prévoir les risques et à prendre des décisions stratégiques. Depuis des décennies, je pratique cet exercice de pensée en tant qu’auteur de science-fiction, mais aussi en tant que professionnel du livre qui pense l’avenir de l’édition.

Hier et aujourd’hui

Je me souviens qu’au début des années 2000, j’avais tenté d’alerter mes collègues auteurs, mais aussi les éditeurs que je connaissais, d’un gros risque de surproduction de livres. Chaque année, de plus en plus de titres paraissaient, de nouveaux éditeurs se lançaient dans l’aventure, de plus en plus d’auteurs pouvaient publier. Il paraissait évident que ce formidable dynamisme créatif et éditorial allait finir par saturer les librairies. Il paraissait tout aussi évident que la plupart des auteurs allaient voir leur part du gâteau se réduire avec tous ces confrères en plus : le gâteau, c’est-à-dire le porte-monnaie des lecteurs, n’est pas extensible à l’infini… Je me souviens que j’avais pourtant récolté, au mieux, de l’indifférence, mais le plus souvent des réactions assez goguenardes. On était en pleine euphorie dans la bande dessinée, et dans pas mal d’autres secteurs éditoriaux…

Le temps m’a hélas donné raison. Le chiffre d’affaires de l’édition oscille depuis 30 ans entre 2,4 et 2,8 milliards (en euros constants). Quant au nombre de nouveautés publiées, il a doublé, en gros, tous les 20 ans pour atteindre les 80 000 titres aujourd’hui. En bande dessinée, le nombre de titres a plus que quadruplé depuis l’an 2000, passant de 1 100 à plus de 5 000 aujourd’hui.

Cette croissance des titres s’est accompagnée, comme prévu, d’une paupérisation croissante des auteurs. Elle a, en échange, permis à plus d’auteurs de publier des travaux très variés. En bande dessinée, nous avons connu un véritable âge d’or créatif. Mais même cette explosion créative a atteint ses limites : la dégradation des conditions de vie de la très grande majorité des auteurs ne peut pas ne pas rester sans conséquence sur la qualité de leurs œuvres. Les auteurs acceptent de plus en plus de compromis créatifs, des commandes d’éditeurs inadaptées, ils acceptent de plus en plus souvent de faire des livres qui ne leur ressemblent pas. Beaucoup se perdent dans des petits boulots en parallèles, qui les éloignent de leur travail créatif. Et, avouons-le, beaucoup trop se retrouvent à devoir bâcler de plus en plus. Pourquoi ? Tout simplement pour produire plus, vu que chaque titre rapporte de moins en moins. Tout ça pour tenter de maintenir leur petit bateau juste au-dessus de la ligne de flottaison.

Et c’est précisément ce moment que choisit l’État pour charger la barque des auteurs. Au risque de la faire couler brusquement. Il faut dire qu’à la fin des années 70 ce même État leur avait fait un beau cadeau en créant l’AGESSA, un régime de sécurité sociale adapté à leurs difficultés. L’idée était simple : des prélèvements sociaux seraient perçus sur tous les droits d’auteurs pour que les créateurs qui n’avaient pas une sécurité sociale puissent s’affilier. Car la grande majorité des auteurs ont en fait déjà un travail, vu qu’ils ne veulent ou ne peuvent pas vivre de leurs seuls droits. Aujourd’hui, sur 55 000 auteurs de livres qui cotisent, seuls 2 500 sont réellement affiliés à l’AGESSA. Beaucoup ont sans doute une profession en parallèle. Mais beaucoup d’autres n’ont en fait pas du tout de sécurité sociale : pour être affiliés, leurs revenus d’auteur doivent dépasser un seuil assez modeste, en gros la moitié d’un SMIC brut annuel. Hélas, trop d’auteurs, pourtant à plein temps, n’arrivent plus à gagner cette faible somme aujourd’hui.

En 2014, déjà, une très importante hausse de la retraite complémentaire des auteurs, le RAAP, avait fait tanguer leur barque, et en avait noyé quelques-uns. C’est à ce moment que Benoit Peeters, Valérie Mangin et moi avions créé les États Généraux de la Bande Dessinée en parallèle à la mobilisation du SNAC BD. Nous avions lancé une grande enquête à laquelle près de 1500 auteurs avaient répondu. Elle avait révélé une situation encore plus détériorée que nous l’avions craint. Et une tendance très nette à la baisse des revenus.

Mais cette explosion des cotisations de retraite complémentaire n’était que le début. En 2017, nous découvrions que la hausse de la CSG n’était pas compensée pour les auteurs et artistes comme elle devait l’être pour tous les actifs de ce pays. Après des mois de luttes, nous avons obtenu une promesse de compensation, mais ses modalités techniques ne sont toujours pas définies… À croire qu’il n’y a aucune urgence à éviter une perte de presque 1 % de revenu à une population déjà très précaire…

Pour 2019, le pire reste à venir. Quid du prélèvement à la source ? Les auteurs ont des revenus très aléatoires, assez imprévisibles, et parfois versés une seule fois par an. Ils auraient besoin d’un système spécifique pour que le payement de l’impôt ne grève pas leur trésorerie déjà souvent en grande difficulté. Enfin, en 2019, c’est aussi les régimes spécifiques de sécurité sociale des auteurs et des artistes que l’État démantèle, en transférant le plus gros de l’activité à l’URSAFF.

Le plus effrayant est que l’État impose sa feuille de route comme si les auteurs n’étaient pas déjà en grande difficulté. Les organisations d’auteurs et d’artistes qui réclamaient une concertation sur le dossier de la sécurité sociale depuis 5 ans ont découvert un projet déjà tout ficelé. Il faut réaliser que les métiers d’auteurs et d’artistes sont multiples, spécialisés et chacun très particulier. Les équilibres sont, déjà à la base, extrêmement précaires. Avec une évidente méconnaissance des spécificités de nos métiers, les pouvoirs publics réforment à la hache sur des bateaux qui prennent déjà trop souvent l’eau…

Toutes les organisations d’auteurs ont donc convoqué des États Généraux du Livre. Ils ont convié le Président de la République, le Premier ministre, la ministre de la Culture et celle des Affaires Sociales à venir expliquer pourquoi ils refusent toute concertation aux auteurs sur des reformes qui les concernent au premier chef, et sur lesquelles seuls les auteurs et artistes ont une expertise évidente. Le gouvernement a préféré répondre par la politique de la chaise vide.

La pression médiatique et celle sur les réseaux sociaux ont tout de même abouti à une mission interministérielle. Mais il est très tard, tout semble avoir été décidé, et janvier 2019 est dans six petits mois… Il paraît très difficile de faire comprendre à l’État qu’il faut tout suspendre pour prendre le temps de construire une bonne réforme.

Demain, si ce n’est aujourd’hui

Revenons à la prospective. Projetons-nous dans l’avenir. Suivons le chemin sur lequel nous sommes engagés. Écrivons un des scénarios probables en partant du fait que l’État impose donc des réformes inadaptées aux auteurs et aux artistes.

Parmi tous ceux pour qui la hausse de la retraite complémentaire avait déjà été la voie d’eau de trop, beaucoup passent sous la ligne de flottaison : problèmes de trésorerie, recouvrements en augmentation… Certains arrêteront, s’ils en ont la possibilité. Ce sont en général les auteurs qui ont eu un petit succès et qui peuvent se recycler ailleurs. Il y a toujours des admirateurs pour leur confier du travail dans l’industrie culturelle du cinéma, du jeu vidéo. Ou bien ils deviennent directeurs de collection ou professeurs en école d’Art.

Mais il n’y aura pas de place pour tout le monde, surtout pour ceux pour qui le métier était déjà ingrat. Tous ceux qui font ça depuis 15 ou 20 ans n’ont d’autre choix que de continuer comme ils le peuvent. Ils s’accrochent à leur petit bateau devenu radeau. Ils travaillent encore plus, cassent encore plus leurs prix pour trouver des projets. C’est ça ou le chômage, à part que les auteurs n’y ont pas droit, au chômage. C’est donc ça ou le RSA.

Tirées vers le bas par l’offre, les avances sur droits continuent donc à diminuer. Les jeunes auteurs qui arrivent acceptent ces conditions de plus en plus mauvaises. Il faut dire que pour pouvoir tenir son premier livre avec son nom sur la couverture, on est souvent prêt à tous les sacrifices. Pour pouvoir continuer aussi. C’est la métaphore de la file d’attente : quand on arrive, il y a une longue file, mais on se dit que ça vaut le coup. Plus on reste dans la file, plus on se dit qu’on ne va pas quand même pas avoir fait tout ça pour rien. Même si le but semble ne pas assez se rapprocher, on continue… Pour beaucoup d’auteurs, la file d’attente sera simplement sans fin : le succès, qu’il soit critique ou commercial, ne viendra jamais couronner leur investissement. Ils se sont fait coincer par l’illusion initiale que la file d’attente ne serait pas très longue, que s’ils se donnaient à fond, ils obtiendraient bien une récompense pour tous leurs efforts à un moment ou un autre. De plus en plus se payent même des écoles d’Art privées en espérant atteindre plus vite le succès, alors que de fait ils ont investi une petite fortune dans une loterie où très peu gagneront.

Les éditeurs n’ont à ce moment aucune raison de s’opposer à ce mouvement. Eux-mêmes, pour pouvoir publier de plus en plus, ont réduit tous les coûts.

Et soudainement, à un moment, pour les jeunes qui rêvaient de devenir auteurs, cela va devenir évident que c’est une loterie quasiment ingagnable, qu’il ne faut pas aller dans cette file d’attente, que c’est trop dur et que les résultats sont devenus trop aléatoires.

Les plus « start-up nation » partiront prendre des postes dans l’industrie culturelle. L’édition y perdra sans doute les plus aptes à faire les best-sellers de demain. En plus, nul ne dit que les créateurs français, en particulier les dessinateurs, n’iront pas se réfugier dans les pays qui voudront bien leur offrir des perspectives. Les Français sont réputés pour leur créativité dans le monde entier : beaucoup préfèreront s’expatrier plutôt que de renoncer à leurs rêves. Enfin, la plupart de ceux qui resteront prendra un autre travail, et essayera de continuer à créer dans le cadre de ses loisirs, probablement sur Internet pour la plupart, et vers les plateformes de publication des géants américains. C’est ce qui se passe déjà en littérature, c’est ce qui attend les secteurs jeunesse et bande dessinée. En quelques années, on va passer d’un trop-plein de volontaires pour devenir auteurs professionnels à une pénurie.

Tous les secteurs de l’édition française qui sont aujourd’hui gavés à l’auteur pro pas cher vont devoir réapprendre à bricoler avec des créateurs peu disponibles. Il va quasiment devenir impossible de tenir des délais de parutions rapprochées pour un auteur, et de maintenir le système des séries qui a pourtant été si rentable dans la bande dessinée, par exemple, et auquel la série TV, le manga ou les auteurs young adults anglo-saxons ont habitué le public. De plus, la promotion reposant aujourd’hui déjà principalement sur les auteurs, il va aussi devenir de plus en plus en plus difficile de soutenir les lancements. Les best-sellers vont donc continuer à se faire de plus en plus rares. En plus, les maisons d’édition vont se retrouver à se battre pour les quelques auteurs qui trouveront le succès sur Internet comme elles se battent déjà aujourd’hui pour traduire les best-sellers étrangers. La rentabilité de la plupart des best-sellers en sera donc lourdement affectée.

Il est donc possible que l’édition entre à ce moment dans une crise digne de celle que les maisons de disques ont connue avec le piratage.

Il serait trop long de développer ici tous les scénarios possibles. Mais je n’en ai pas trouvé un seul qui ne soit pas au minimum pessimiste…

Après demain

Que se passera-t-il si les auteurs et l’édition française connaissent une crise majeure ? Il est à craindre qu’elle ne contamine toute l’industrie culturelle française, et même au-delà.

Il faut bien réaliser que dans le domaine des arts narratifs, le livre a un statut économique très particulier. Réaliser un film, une série TV, un jeu vidéo ou monter une pièce de théâtre, tout cela coûte la plupart du temps très cher. Le budget du moindre petit film indépendant est de 2 millions d’euros. Si on parle de plus en plus souvent en centaines de millions dans le cinéma, la série TV ou le jeu vidéo, dans l’édition, on parle modestement en dizaines de milliers d’euros. C’est normal, un livre, est réalisé par seulement quelques personnes et non par des centaines comme dans l’audiovisuel. Oui, l’économie du livre est très légère, cela explique qu’elle soit regardée avec un certain dédain parfois. Cette économie légère, voire low-cost aujourd’hui, a pourtant pour elle un énorme avantage : on peut y prendre des risques beaucoup plus facilement qu’ailleurs. On y laisse même encore souvent des auteurs faire un peu ce qui leur passe par la tête. Le livre est encore un grand lieu de liberté, d’invention et d’expérimentation. Il est devenu, de fait, le laboratoire de recherche et développement des grandes industries culturelles. Et on sait ce qui advient quand une société rogne sur la recherche et le développement : elle périclite rapidement.

Mais ce problème pourrait aller au-delà de l’audiovisuel. Les artistes sont autant menacés par les réformes que les auteurs. Quid de l’inventivité de notre industrie du luxe ? De l’automobile ? Et notre attractivité touristique ? Peut-elle survivre à un effondrement culturel du pays ? Bref, c’est toute la « french touch » économique qui vit des recherches menées à faible coût par les artistes et les auteurs. Nous sommes les premiers de cordée de toute cette réussite créative. Si nous tombons, tout le monde tombera avec nous.

Si aujourd’hui les éditeurs comme les pouvoirs publics ne comprennent pas le danger, s’ils continuent tous à agir comme si notre créativité pouvait résister à tous les coups, alors il y aura une catastrophe.

C’est déjà arrivé à d’autres pays. L’Italie était, toujours, un des pays les plus créatifs au monde dans les années 70. Fellini valait Hitchcock, le western mangeait des spaghettis, on lisait partout Moravia, Buzzati, Calvino, la bande dessinée italienne était la plus productive d‘Europe, c’est même là qu’on réalisait les aventures de Mickey et Donald. Où est passée cette Italie aujourd’hui ? Comment un si grand pays a-t-il pu être sorti aussi rapidement de la culture mondiale ?

La France n’est pas à l’abri d’un tel destin. Il faut en avoir pleinement conscience. C’est le seul moyen d’éviter un tel avenir. Je consacrerai un prochain texte à parler de ce qu’il faudrait profondément repenser pour inverser la tendance.

Évidemment, tout cela est très simplifié, c’est le principe de la prospective comme de l’anticipation de mettre le focus sur quelques éléments et de regarder comment ils se comportent dans le temps. La réalité est toujours bien plus complexe et chaotique. Mais les grandes tensions que je dessine dans ce texte sont déjà à l’œuvre. J’espère que l’avenir me donnera tort. Ne serait-ce que parce que nous aurons fait ce qu’il faut pour échapper à ce destin. Je ne voudrais surtout pas être celui qui aurait prédit le jour où la France s’arrêta.