La Bande Dessinée, je vous en ai déjà parlé, nourrit en général bien mal ses créateurs et créatrices. Mes débuts furent donc très difficiles économiquement, je dus quitter Paris pour une ville de province aux loyers bien moins chers. Il s’avère que cette ville abritait un collectif de bande dessinée ambitieux nommé Ego comme X.
Quand je vivais encore à Paris, je lisais avec beaucoup d’intérêt la revue Ego comme X. Et j’étais particulièrement intéressé par les pages d’un certain Fabrice Neaud. Comme les autres auteurs de la revue, il explorait l’autobiographie, une voie bien nouvelle à l’époque en BD. Mais, au lieu d’adopter un dessin-écriture rapide comme celui des auteurs qu’on allait regrouper sous l’étiquette de « nouvelle Bande Dessinée », il était parti dans une direction très différente, nourrit de tradition classique du dessin, mais aussi de comics et de manga. Il avait donc un dessin réaliste très solide qu’il mariait avec une recherche formelle sur la composition et la narration dont je me sentais assez proche.
C’est donc à l’occasion de ce déménagement en province que je rencontrais enfin Fabrice. C’était un garçon truculent, à la conversation volubile. Très vite, nous nous découvrîmes des passions communes : la musique classique, la science-fiction, la philosophie, les arts et les lettres, les comics de super héros… Ce fut le début d’une profonde amitié, de celles très rares, qui emplissent une vie.
En 1996, Fabrice sortit le premier tome de son Journal chez Ego comme X. Un livre si fort qu’il obtint l’Alph-Art du meilleur premier album au festival d’Angoulême suivant. Même si une partie de la critique n’y avait vu que l’autobiographie d’un homosexuel de province, j’y avais surtout vu, moi, une sacrée promesse : on ne croise pas tous les jours une telle qualité formelle sur un premier livre.
Cette promesse fut plus que confirmée par les tomes suivants. Elle le fut sur le fond déjà. Fabrice nous proposait une implacable dissection de sa propre vie, de ses sentiments, du petit monde autour de lui et du contexte social de cette fin des années 90. Fabrice faisait preuve d’une intelligence, d’une lucidité et d’une honnêteté rares, de celles qui changent votre propre manière de regarder le monde.
Mais n‘oublions surtout pas la forme sans laquelle ce fond n’aurait pu être qu’une petite musique sans ambition. Bien au contraire, Fabrice avait usé dans ces nouveaux tomes du Journal non seulement d’un dessin encore plus beau, mais il proposait surtout un vocabulaire d’images, de compositions, de narration extrêmement riche et complexe, à la grammaire aussi inventive que maitrisée. C’était une véritable leçon de Bande Dessinée.
Après la fin malheureuse d’Ego comme X (l’économie de la BD est plus que précaire, encore une fois), le Journal de Fabrice Neaud a finalement été réédité chez Delcourt. Mais c’est aujourd’hui seulement que parait, après un bien trop long silence autobiographique, Le Dernier Sergent, dont les événements suivent directement ceux du Journal.
Ce n’est pas sans une certaine inquiétude que je me suis lancé dans la lecture ce Dernier Sergent. J’ai tellement admiré le Journal de Fabrice que je craignais d’être éventuellement déçu. Non pas que je pensais que le livre pouvait être mauvais, ayant déjà vu et lu de nombreuses planches et scènes lors de nos visites chez lui avec Valérie. Cette vision parcellaire m’avait totalement convaincu de l’importance de ce nouvel opus. Mais, nous, lecteurs, sommes ainsi faits, quand nous avons connu une forte émotion avec une œuvre, nous pouvons en garder un souvenir surdimensionné, et nous retrouver bêtement déçus par une nouveauté pourtant remarquable.
Heureusement, j’avais tort d’avoir peur. Si j’écris ce texte, c’est même que je suis à nouveau totalement bouleversé par le travail de Fabrice, comme au premier jour. Je pense même que son silence, forcé, en matière autobiographique a permis à Fabrice d’atteindre une maturité artistique exceptionnelle. Le résultat est tellement fort que je n’oserai pas en parler plus longuement sans l’avoir relu. Tout ceci, vous pourrez le pré-sentir au feuilletage tant les dessins, les pages, les compositions explosent déjà au visage. Ce sont des heures exceptionnelles avec un très grand auteur qui vous attendent.
Alors, si vous ne connaissez pas Journal, n’attendez plus pour le lire. Autrement plongez-vous dans Le Dernier Sergent dès maintenant. Passée la déferlante de sentiments que provoquera cette lecture, vous aurez sans doute, comme-moi, envie de relire toute l’œuvre autobiographique de Fabrice, le temps de patienter jusqu’au prochain opus.
Oui, il faut vraiment lire et relire Fabrice Neaud