Je croise beaucoup d’auteurs déprimés ces derniers temps.
Le dernier en date est assez célèbre. Et en ce moment, il est en pleine dépression : il vient de réaliser que l’humanité n’est pas entièrement constituée de boy-scouts. Pour commencer, certains l’accusent depuis quelques temps d’être un facho. De plus, le lancement du journal qui porte le nom de son personnage fétiche est assez délicat. Et enfin, il vient de découvrir que son agent l’escroque à tour de bras. Tout ceci se passe à la fin des années 40, et cet auteur, c’est Hergé. Vous l’aurez peut-être deviné, je suis en train de lire la copieuse et passionnante biographie que Philippe Goddin1 a écrit sur le père de Tintin. Et j’y découvre en ce moment un créateur épuisé par les 20 années de labeur qu’il vient de consacrer à la BD. Voilà qui résonne étrangement, car des auteurs de BD déprimés, j’en croise un peu trop ces derniers temps. Mais ce ne sont pas de grands auteurs lassés d’avoir trop travaillé à leur succès, ce sont des jeunes auteurs lassés de trop travailler pour rien.
Je m’explique : la bande dessinée est florissante en ce moment. On n’a jamais autant sorti d’albums chaque année. Lorsque je suis entré dans ce métier au milieu des années 90, on parlait de 600 nouveautés par an. Plus de dix ans après, ces chiffres ont triplé. Toujours plus d’éditeurs, toujours plus de livres par éditeurs, toujours plus d’auteurs, toujours plus de libraires, et heureusement plus de lecteurs. On devrait s’en réjouir, et pas déprimer, non ?
Mais il reste que cette croissance a totalement changé la donne pour les auteurs : leurs livres sont moins visibles. Ils sont noyés dans la quantité. De la profusion, on est passé à l’avalanche de nouveautés ces dernières années. A tel point que lecteurs, journalistes et libraires ne savent plus où donner de la tête. Bien sûr, quand un titre se détache, ou est déjà connu, il profite à fond du côté “valeur-refuge”, et son succès s’en accentue d’autant (je sais, j’en profite avec Universal War One). Mais, à côté, ce sont des centaines d’albums qui ne sont pas vus : ils arrivent sur la table de nouveautés du libraire, où on leur trouve (pas toujours) une petite place au milieu de l’émeute. Et puis, si très vite (une semaine) ils ne trouvent pas leur public, si le bouche à oreille n’est pas tonitruant, si la campagne de pub de l’éditeur ne tape pas du poing sur la table, et bien, la table, ils s’en font virer. Car, chaque jour, de nouvelles palettes de nouveautés se déversent sur le pas-de-porte du libraire dans l’espoir à leur tour d’exister… un peu.
Résultat : des auteurs qui avaient une sympathique visibilité il y a quelques années, découvrent que maintenant ils bossent POUR RIEN. Car, passées les avances sur droits de l’éditeur, qui font bouillir la marmite, cooool, que reste-t-il de tout ce travail ? Que reste-t-il du colossal investissement créatif qu’est un album de BD ? RIEN. Une référence dans les bases de données des libraires, un de ces milliers d’albums qu’on peut commander. Et quelques tristes remarques en festival « Ah bon, il est sorti ton dernier album ? Aaaah, flûte, je ne l’ai pas vu. ». En fait, beaucoup d’auteurs se demandent qui a pu bien les lire dans ces conditions. Parfois, même, l’auteur se met à penser que son éditeur, pris lui-même dans sa surproduction, n’a pas fait plus que de feuilleter rapidement ses pages finales en se rappelant du synopsis signé deux ans plus tôt.
Peut-on faire des livres en sachant parfaitement qu’on ne sera finalement pas lu ? Peut-on cuisiner des plats qui ne seront jamais mangés ? C’est du gâchis. Voilà pourquoi je ne croise quasiment plus que des auteurs déprimés : nul n’a envie de gâcher sa vie…
PS : Certains se sont inquiétés de mon moral après ce petit texte : qu’ils se rassurent, malgré cette triste ambiance, j’ai la patate en ce moment. D’ailleurs, je n’aurais pas le courage d’écrire ce genre de constat déprimant si je déprimais 🙂
Notes
1Lignes de vie de Philippe Goddin – Editions Moulinsart 2008