Ça parle beaucoup ces derniers jours de ce que devrait être le métier ou le statut d'”auteur de BD”, du fait qu’il n’aurait jamais existé, du fait qu’il serait à créer ou du fait au contraire qu’il serait en train de disparaître. Puisqu’on parle de perspective historique, je vais vous en proposer une. Mais elle n’a rien des lendemains économiques qui chantent.
“Auteur de BD” n’a jamais été autant un “métier” que pendant les 30 Glorieuses, l’âge d’or de la BD populaire. Les auteurs étaient payés à la pige ou étaient salariés des journaux, certains même avaient la carte de presse. Personne ne roulait sur l’or, mais peu étaient pauvres. Quelques-uns gagnaient très bien leur vie, ceux qui avaient droit en plus à des “albums” qui collectaient les aventures parues dans les journaux, ou les quelques vedettes de presse (Gillon me disait qu’il gagnait des fortunes à France Soir, par exemple). Bref, la plupart gagnait décemment leur vie parce qu’ils livraient chaque semaine ou chaque mois un travail régulier à un employeur régulier pour un revenu fixe. C’était tout sauf des droits d’auteurs d’un livre, il y avait, de fait, une péréquation des revenus au sein des rédactions : l’argent gagné par le journal étai, de fait, redistribué de manière relativement homogène entre les auteurs (une fois les bénéfices patronaux pris, bien sûr, et à de rares exception près). Car il y avait de l’argent, malgré les faibles prix des périodiques, tout simplement parce que le public était beaucoup plus nombreux. La BD n’a jamais eu autant de lecteurs qu’à l’époque. Des millions de jeunes allaient acheter des tonnes de revues toutes les semaines, dont beaucoup tiraient à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires. Tintin, Spirou, Pif, Mickey et des centaines d’autres…
Il faut dire qu’à l’époque, il n’y avait pas ou peu de télévision et que le cinéma n’était pas très accessibles en dehors des centres villes ou du patronage catholique le jeudi après-midi. La BD était quasiment le seul art narratif visuel à diffusion de masse. Elle occupait tout l’espace occupé aujourd’hui par la télévision, le jeu video et les contenus internet… Il ne faudrait vraiment pas sous-estimer l’impact négatif sur nos métiers de l’entrée en masse dans les foyers de la télévision à la toute fin des années 70 et l’explosion des programmes pour la jeunesse avec l’apparition des chaines privées. Le grand public, au fur et à mesure qu’il a pu occuper son temps libre et ses envies de fictions visuelles devant le petit écran, a délaissé les journaux.
Mais, par dessus, il y a eu un phénomène concomitant qu’on ignore trop souvent dans l’équation : au même moment, les nouvelles générations d’auteurs, pourtant biberonnés au populaire, ont voulu sortir de la seule BD pour la jeunesse et obtenir une reconnaissance culturelle. A partir des années 80, la simultanéité de l’abandon du populaire/jeunesse par les auteurs les plus prometteurs au profit d’une BD plus adulte et de l’arrivée de la télévision jeunesse de masse ont ravagé et presque totalement détruit la presse. Le public conquis pendant les 30 Glorieuses est passé à l’album, dont l’âge d’or sera les années 80 et 90.
On a donc basculé d’un produit peu cher et de grande diffusion à un produit de plus en plus cher et de bien plus faible diffusion (à de rares exceptions près). Ce repli du lectorat sur les seules classes moyennes éduquées est un effondrement économique dont on ne parle pas du tout assez. L’arbre des millions d’Asterix masque la forêt des albums à 14.50 euros ou plus (14.50 euros !!) vendus à seulement quelques milliers exemplaires. Et si un certain public jeune et populaire a continué à entrer en librairie pour des nouveautés BD, c’est parce qu’il a trouvé avec les mangas une périodicité de presse, des tarifs accessibles mais surtout des auteurs qui s’intéressaient encore à lui.
On va me dire “mais les centaines de milliers d’Arabe du futur, c’est pas un succès grand public ?” Non, c’est un colossal succès chez les CSPP+. C’est aux classes moyennes supérieures ce qu’Asterix est au Français moyen : tout le monde l’achète. Bon, c’est dommage, malgré ce succès fou, un lectorat sociologiquement plus resserré fait que ça vendra toujours 10 fois moins. Donc que l’édition y gagnera toujours 10 fois moins à injecter dans le financement des autres créations. On voit le le phénomène de resserrement du public très clairement si on regarde la timeline : Décennies 1950/1970 : des millions de lecteurs toutes les semaines avec la presse => Décennies 1980/1990 : des millions de lecteurs sur plusieurs titres, et une longue traine de séries à plus de cent mille exemplaires => Décennies 2000/2010 : à l’exception d’Asterix, plus que quelques best-sellers aux centaines de milliers de lecteurs…
Tous les phénomènes transitoires qui ont marqué la fin des périodiques sont toujours à l’œuvre. La péréquation des revenus qu’il y avait au sein des rédactions a été définitivement remplacée par l’individualisation des revenus : un auteur, son livre, son argent, avec une avance sur droit en correspondant plus au travail, mais aux faibles espoirs de vente. Chaque génération d’auteurs semble aussi vouloir encore plus de reconnaissance culturelle. Sans doute déjà parce que les succès grand public semblent devenir inaccessibles et que, quitte à mourir de faim, autant le faire avec classe. Mais surtout, beaucoup des jeunes auteurs ne veulent pas passer pour un crétin, parce que c’est l’image que tout le monde renvoie de la BD populaire. Et puis, la voie royale est devenue l’école de BD. Mais pour pouvoir s’offrir une école privée (elles le sont quasi toutes), il faut venir d’un milieu favorisé. C’est avec tout cela qu’on est passé d’un milieu d’auteurs majoritairement issus des classes populaires à un recrutement dans les classes bourgeoisies et moyennes éduquées. Et comme un auteur parle naturellement à sa classe sociale d’origine… C’est comme ça qu’on s’est mis à dire “livre” à la place d'”albums”, et à vouloir faire du “roman graphique” à la place de la “BD”. En plus, les auteurs de demain sont les jeunes lecteurs d’aujourd’hui : le cycle suivant aura toujours tendance à accentuer les phénomènes en cours dans le précédent.
Bref, cycle après cycle, le public se raréfie, se concentrant toujours plus vers des classes moyennes supérieures de plus en plus éduquées, capables de se payer (et d’apprécier) des romans graphiques à plus de 20 euros. Et comme, cycle après cycle, les auteurs s’éloignent aussi de plus en plus du grand public…
De moins en moins de public, compensé par des livres de plus en plus chers : combien de temps est-ce tenable ? Est-ce que la BD est condamnée à devenir aussi grand public que la musique classique ?
Je ne mets évidemment aucun jugement esthétique dans tout ça. Je suis moi-même un pur produit de la bourgeoisie culturelle. J’ai moi-même milité pour la reconnaissance culturelle de la Bande Dessinée. Mais quand on me dit qu’Universal War, dans toute sa complexité, est “grand public” ou “populaire”, je suis toujours inquiet : le milieu de la BD semble avoir vraiment oublié ce que c’est que la BD populaire, de la BD accessible à toute la population en âge de lire…
Ah, oui, vous remarquerez aussi que je n’ai pas parlé de surproduction. On lui a quand même un peu facilement collé toutes les problématiques économiques sur le dos.