Tout sauf un métier ?

Un cousin m’a écrit pour avoir des conseils pour son fils, qui, à 13 ans, participe avec talent à un atelier BD hebdomadaire, et qui se pose la question d’une éventuelle orientation vers le métier de dessinateur de Bande Dessinée. Je lui ai répondu, très honnêtement, ce que je pensais de l’avenir de notre profession. En relisant cette réponse, ma franchise m’a fait froid dans le dos. Et je me suis demandé si j’avais le droit de garder ma vision de l’avenir pour le cercle familial… Je copie-colle donc cette réponse ici :

Je vais pour commencer, te faire un petit résumé de l’état de la BD, vu qu’on parle d’un avenir professionnel à plus de dix ans pour ton fils.

La BD sort de ses trente glorieuses. La croissance depuis les années 60 a été prodigieuse. C’est un des secteurs les plus toniques et les plus important de l’édition. Cette croissance a été accompagnée depuis les années 80 et 90 par une montée institutionnelle (musées, festivals etc), éducative (écoles supérieures publiques et privées) et médiatique. Bref, tout semble aller pour le mieux.

Mais depuis presque 10 ans, la croissance économique de la BD stagne alors que le nombre d’auteurs ne cesse d’augmenter. Ne serait-ce que parce que les écoles créées dans les années 90 délivrent leurs contingents de postulants tous les ans sur le marché. Comme les coûts d’impressions n’ont fait que baisser, le nombre d’albums a aussi explosé. Pour te donner une idée, il sortait 600 albums en 1995 quand j’ai commencé, alors qu’on est a près de 5000 par an aujourd’hui. Or les auteurs ne sont pas salariés, mais vivent de droits d’auteur, qui sont de 4 (s’ils sont deux) à12% du prix de vente. Un gâteau qui stagne partagé entre de plus en plus de convives, c’est des parts de plus en plus petites pour chacun. Tu l’auras compris : les revenus des auteurs sont en train de s’effondrer.

Seuls certains, dont Valérie et moi avons la chance de faire partie, touchent le gros lot. Un gros lot amplifié par le fait que, au milieu de cette pléthore de sorties, les gens se réfugient sur les valeurs sûres. Bref, les rares auteurs riches sont de plus en plus riches, et la très grande majorité de plus en plus pauvres. Autour de nous, nous assistons à une terrible paupérisation des scénaristes et dessinateurs, y compris chez des professionnels reconnus. De plus, vue l’augmentation du nombre de titres, et donc la saturation des tables de nouveautés chez les libraires, les chances d’être vu, et donc de pouvoir toucher le jack-pot pour un jeune auteur commencent à ressembler à celle d’un écrivain ou d’un musicien (proche de 0%). Et on n’a pas abordé les risques inhérents au passage de l’édition au numérique, qui va encore faire exploser l’offre, et donc baisser la vente moyenne au titre…

Bref, la BD est donc devenue, à mon avis, tout sauf un métier. C’est une passion, oui, qui continuera à rapporter aux éditeurs, oui. Mais espérer pour un auteur en tirer ne serait-ce qu’un RSA va devenir sacrément hypothétique dans l’avenir…

Je douche tes ardeurs, j’imagine. Mais je vais, de ce pas, relativiser ce triste tableau. Car ce serait ignorer que ton fils à un talent de dessinateur. Et qu’il n’y a pas que la BD qui a besoin de dessinateurs et de leur créativité visuelle. Il y a l’illustration, surtout en jeunesse (mais ira-t-elle mieux dans 10 ans que la BD ?). Il y a les décors et costumes de théâtre, de cinéma et des séries TV qui demandent du créateur visuel. Mais surtout il y a le jeu video, qui est l’industrie culturelle montante, déjà plus grosse que toutes les autres, et dont les besoins en création visuelle semblent illimités.

Je pense donc qu’il faut orienter ton fils vers une formation en art la plus large possible. Car le métier de dessinateur et de créateur est un métier de culture. Avoir des idées visuelles, c’est avant tout avoir une grande culture visuelle, la plus variée possible. Pour prendre mon exemple, j’ai appris à dessiner quasiment tout seul. Si je suis aussi installé dans mon métier d’auteur, c’est surtout grâce à la culture que m’a apporté un milieu familial favorisé suivi d’études de premier plan dans ce domaine (Beau-Arts et Arts déco de Paris). Mon dessin s’est nourri d’une capacité créative et esthétique qui manque souvent à pas mal de mes confrères, restés bloqués sur l’exercice technique du dessin.

Voilà, j’espère que ces informations et ces grands principes te permettront de réfléchir à l’orientation générale de ton fils.

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